Higure, le vent immobile
Alexander O. Smith
Tombent mortes, et des plaines d'automne s'élève
Le chant des criquets.
- Poème Haiku écrit par Fourrure de Neige, poète kitsune.
Il fit glisser son regard le long du mur de pierre de grès, surmonté de
tuiles rouges que la lumière de la lune faisait paraître d'un brun
terne. Ca et là, du lierre rampant venant de la forêt s'était accroché
au mur, et il avait grimpé au fil des années, à la recherche des
petites irrégularités naturelles qui grêlaient la pierre et des
fissures créées par la pluie et le vent, passant entre les tuiles et
s'introduisant jusque dans le verger si bien entretenu.
Il prit appui sur le mur avec ses chaussures tabi
de feutre noir, attachées entre ses orteils, et se laissa tomber vers
les vignes en contrebas. Il sauta aussi silencieusement qu'un hibou
quittant son arbre pour partir en chasse. A cet instant, un criquet
commença à chanter, et ses élèves deshi
s'élevèrent pour le suivre, d'une douzaine d'endroits au pied du mur,
depuis le long des pierres jusque sous les rameaux des pruniers. Ils
étaient ses disciples, il avait entraîné chacun d'entre eux depuis leur
enfance et aujourd'hui, chacun d'entre eux vivait en continuité de sa
propre volonté. Ils étaient des ombres dans la nuit, pas plus solides
qu'un reflet dans un verre d'eau; leur évolution dans les airs imitait
le mouvement des joncs, leur pas était plus silencieux encore que celui
d'une souris dans les prairies.
La villa était clairement visible derrière les arbres noueux et
dépouillés. C'était la résidence d'été d'un riche marchand samouraï qui
avait profité de l'emplacement idéal de son commerce, en bordure de la
route qui s'étendait entre les hauts murs du château d'Eiganjo et les bibliothèques de Minamo.
Depuis le début de la guerre, il avait été forcé d'abandonner son
commerce et vivait ici, reclus, avec une petite suite de gardes et son
seul héritier du nom de Kio. Higure avait lu tout ceci dans un
parchemin qu'il avait détruit dans le feu de camp de la nuit
précédente. Il avait brûlé les mots, changeant leur signification en
cendres, et cette nuit, il allait tuer jusqu'au dernier humain qui
vivait dans ces murs, et finir ce qu'il avait commencé. Dans trois
jours, un officiel arriverait, escorté par des Chevauche-phalène d'Eiganjo,
pour demander au noble de faire don de ses réserves de riz pour
l'effort de guerre, et il ne trouverait qu'un inextricable puzzle
morbide dans la villa. De ses mains tremblantes, il examinerait les
corps, et malgré les traces évidentes de violence, il ne pourrait
trouver aucun indice. Quels indices pourraient en effet laisser des
ombres bleu-gris et le reflet de l'acier sous la lune ?
Higure vérifia le tissu noir d'encre qui cachait son arme, et avança
vers le mur intérieur de la propriété. Un vent léger soufflait sur la
route près du pont qui conduisait à la villa, agitant la flamme des
torches et faisant trembler la faible lumière qui se répondait à
travers les rameaux du verger désert.
Le vent avait toujours été capricieux dans la vallée où il était né, à
l'ombre des plus hauts pics des monts Sokenzan. Même aux plus beaux
jours de l'été, les nuages pouvaient se mouvoir haut au dessus des
montagnes, soufflant une brise désagréable le long du glacier de Johyo,
une brise qui faisait claquer les drapeaux du festival et frissoner les
feuilles vert-doré des arbres gingko, en une anticipation de l'arrivée
de l'automne. Il se souvenait... Entre les étals de gâteaux de riz et
les murs noircis de suie du quartier marchand, il s'accroupissait et
attendait que le vent cesse, une main serrée sur le châle jaune qui
recouvrait le panier de pommes qu'il avait apporté pour sa mère. Dans
le marché, le colporteur s'arrêtait de chanter et se renfrognait
lorsque le sable des rues passait en tourbillonnant. Un peu plus loin,
dans l'embrasure d'une porte, le vendeur de thé marquait une pause,
avant de servir une nouvelle tasse avec un sourire. Le froid était bon
pour les affaires, même si la guerre l'avait amené au bord de la
faillite.
Deux mois plus tard, un soir d'automne venteux, le vendeur de thé
serait tué par un arc de lumière verte venant du ciel sans nuages.
Le vent avait également soufflé la nuit où les kami envahirent le village et massacrèrent sa famille et tous ceux qu'il avait jamais connus. Il se souvenait particulièrement bien de cette nuit.
Depuis sa cachette, sous le plancher disjoint de sa maison, il pouvait entendre le vent déplacer les morceaux brisés du shoji, qui allaient depuis la véranda jusqu'à la pièce de réunion. C'était là que la chose qui mangeait la lumière
avait renversé les minces écrans de papier et dévoré sa soeur, tandis
que son père brandissait le tisonnier, celui qui avait ravivé le feu
pour le dîner, une heure à peine auparavant. Il l'avait très bien vu -
une masse de tentacules noirs, dotée d'un bras tordu, avec une fourrure
semblable à celle d'un singe, et étrangement petite. La chose utilisa
la longue épine d'ébène qu'elle portait pour jeter le tisonnier au sol,
et piqua profondément son père à l'épaule. L'épine devait être
incroyablement brûlante, car il entendit un puissant grésillement au
moment où le coup portait, et le sang de son père s'évapora de la plaie
en un nuage de fumée.
Il avait tenté de rattraper le tisonnier tombé à terre, et qui
roussissait les tatamis - mais son père lui avait hurlé de courir, de
se cacher, et c'est ce qu'il avait fait.
Le mur intérieur était bien entretenu, délivré du lierre d'été par un
jardinier un peu trop zélé. Mais trop haut pour que Higure puisse
atteindre son sommet. Il plaça son ninja-to
contre la base du mur, la lame vers le bas, et s'appuya dessus comme
sur une échelle, attrapant le sommet du mur d'une de ses mains gantées.
Il coinça l'épée entre ses pieds et la saisit de l'autre main, puis se
hissa sur le mur, avant de se laisser tomber sur le chemin qui était à
son pied, de l'autre côté.
A dix foulées de Higure, une sentinelle portant un casque de bambou
vert était effondrée, formant un angle anormal, contre le mur
extérieur. Ses yeux étaient ouverts, regardant inutilement quelque
chose d'imprécis dans l'obscurité. Du sang gouttait lentement de la
hampe laquée de noir d'une flèche qui s'était plantée dans sa nuque
jusqu'à l'emplacement exact des cordes vocales, lui déniant jusqu'au
droit de crier à l'instant de son dernier souffle.
Les doigts de Higure se portèrent à la garde de son épée, recouverte
d'un cuir poli par l'usage jusqu'à présenter une couleur bleu nuit.
C'était étrange de ne pas avoir à s'en servir maintenant, pour se
frayer un passage dans cet endroit infesté de gardes. Il savait que
jusqu'ici, il n'était qu'un sinistre observateur du travail de mort de
ses deshi.
Et c'était mieux ainsi. Ils se chargeraient de ces distractions. Son
travail à lui commencerait plus loin dans la propriété, dans le hall,
au deuxième étage, et dans la chambre des lotus.
Lorsqu'il était un petit garçon, il était déjà doué pour se cacher. Il
était toujours le dernier à être retrouvé lorsque les enfants jouaient
au jeu des oni
durant le festival des masques. Les jours où il n'avait aucune course à
faire, il marchait jusqu'à la rivière glacée qui courait entre les
montagnes, et il rampait derrière les pêcheurs pour voler leurs appâts,
en les remplaçant par des feuilles détrempées, de manière à ce qu'ils
croient que c'était les esprits kappa qui vivaient entre deux
eaux qui les avaient dérobés. C'était un jeu dont il ne se lassait
jamais, et même en ces instants tragiques qu'il avait passés sous le
plancher de la maison, il aurait voulu ne pas être là, accroupi dans
l'obscurité, pendant qu'au dessus de lui, les kami festoyaient sinistrement aux dépens de sa famille. Il aurait dû être à la rivière. Il n'aurait pas dû avoir à se cacher des kami, les esprits qui faisaient tomber la pluie et qui permettaient au riz de pousser dans les champs.
Il se souvenait que, quand il était tout jeune, les gens de son village
descendaient le chemin qui serpentait entre les champs, jusque dans la
forêt de cèdres, où un petit temple voûté se tenait contre le plus vieux et le plus sacré des arbres.
C'était là qu'ils déposaient un gâteau de riz pour les kitsune qui entretenaient le temple, et une petite pièce de cuivre découpée d'un trou au milieu pour les kami. Il était important que la pièce fut ronde, pour que les kami
acceptent l'offrande et donnent leur bénédiction sous forme d'une bonne
récolte en retour. Ils venaient toujours en cercle, et repartaient vers
les cieux. Il avait essayé de chercher dans les traîtres chemins de sa
mémoire s'il y avait eu une seule fois où il avait oublié de donner la
pièce, ou négligé d'apporter suffisamment de gâteaux de riz. D'une
certaine manière, il savait que c'était de sa faute si les kami étaient venus. Il aurait dû sortir de sa cachette et venir à leur rencontre. Il aurait dû s'offrir en sacrifice aux kami
pour qu'ils épargnent les autres. Mais il avait vite compris qu'il
était déjà trop tard pour cela, et il resta recroquevillé sur lui même,
attendant, misérable et seul.
Quand les premières lueurs de l'aube rampèrent sous les fondations de pierre, lui faisant savoir que cette nuit de terreur avait pris fin, il se glissa hors de sa cachette et ne s'arrêta de courir qu'en atteignant les terres extérieures de la ville. Et tandis qu'il courait, il vit des corps. Il n'avait jamais appris de nombre assez grand pour quantifier le nombre de cadavres qu'il voyait. Pire, il se rendit bientôt compte que les morts étaient les malheureux que les kami avaient épargnés dans un premier temps. Les vivants n'étaient pas moins à plaindre. Il les voyait recroquevillés, gémissants, leurs habits en lambeaux, leurs regards vides, et probablement l'esprit empli de cauchemars qui y plantaient leurs griffes. Il ne vit rien des kami, jusqu'à ce qu'il aperçoive quelque chose qui ressemblait à un chien, et qui dévorait les cadavres qui s'étaient accumulés dans un fossé non loin de la ville où l'eau ne coulait qu'à la saison des pluies. Au lieu de fourrure, la chose était couverte de crânes humains. Celui qui se nommerait bien plus tard Higure déglutit péniblement, et l'un des crânes tourna son regard vide dans sa direction. Sa mâchoire s'ouvrit, et il parla avec la voix de sa mère : "Viens, mon petit moineau" - elle l'avait toujours appelé ainsi - "J'ai gardé ton petit déjeuner. Viens manger." Ce fut l'instant où il sut qu'il fallait partir. Ce fut seulement bien des années plus tard, alors qu'il était étudiant au Temple du Parchemin Noir, qu'il passa à nouveau une nuit sans se réveiller couvert de sueur froide, son coeur battant à sortir de ses côtes, et le terrible goût de la mort dans la bouche.
Higure évoluait silencieusement sous les branches torturées des pins de
la cour intérieure. Il s'arrêta un instant et observa les fils de
cuivre solidement attachés, et les barres métalliques habilement
placées qui liaient les branches des vieux arbres, les tourmentant
jusqu'à les forcer à prendre des formes qui avaient, un jour, semblées
tout à fait naturelles et même bien plus parfaites que tout ce que l'on
pouvait voir dans la nature. Le ninja, se dit-il, n'est pas si
différent de l'artiste qui s'occupe des bonsaï. Tous deux manient des
lames tranchantes, et modèlent la vie selon leurs désirs. Les branches
de l'arbre sont comme les disciples du jardinier. Il entraine certains
d'entre eux, il les soigne, et il leur donne la forme la plus parfaite
possible. Il taille les autres, coupant la vie lorsqu'elle ne
correspond pas aux voeux du client. Mais travailler sur un arbre
pendant tant d'années - Higure manquait de patience pour cela, et il
avait déjà trop attendu. D'ailleurs, il s'était trop attardé en ce
lieu. Le cri d'une grive nocturne s'éleva entre les dépendances de la
villa, et le maître ninja glissa dans la nuit. Il franchit un étang
ornemental en passant sur un pont de pierres. Ce pont montrait lui
aussi toute l'exquise habileté du jardinier. Chacune des pierres avait
une texture différente sous ses pieds, mais elles étaient taillées de
manière à être étroitement reliées les unes aux autres comme les vers
d'un poème : tous uniques de caractère, mais d'une forme qui suggérait
le vers suivant et y conduisait tout naturellement.
Il courut plus rapidement sur le second pont, plongeant à travers une
porte ouverte dont l'arche de bois était sculptée d'un motif complexe.
Il connaissait ce motif, il le sentait sans pour autant le voir
réellement. Il s'agissait d'un paysage : des rizières qui s'étalaient
sous un soleil semblable à une chrysanthème, le symbole de la maison
des marchands de Nitta - pendant longtemps alliés du clan de Konda, et
à présent ses meilleurs appuis dans la guerre contre les kami.
Il était désagréable de penser que la marque de la mort allait frapper
l'un d'entre eux - mais la discipline mentale que s'imposait Higure tua
cette pensée au sein de son esprit avant même qu'il ne commence à y
réfléchir davantage. Des mots écrits longtemps auparavant sur un
parchemin s'imposaient à lui. Cette fois-ci, il n'y avait ni motif, ni
client, ni mission. Il y avait juste une chose qui devait être
accomplie.
"Ceci," dit maître Kagero, caressant sa longue barbe grise alors qu'il s'éloignait pour montrer à ses étudiants un unique kanji noir dessiné sur le parchemin, "est le nin. C'est le shinobi, celui qui marche dans la nuit. C'est le ninja, celui qui endure." Il indiqua le sommet du kanji. "Voyez comme cette épée descend... jusqu'ici." Sa main traça le dessin stylisé d'une épée, qui semblait commencer vers la petite tache de sang qui formait le sommet du kanji, et descendait le long d'une étrange courbe, jusqu'à trois points qui semblaient symboliser un coeur.
Le jeune garçon était assis avec trois autres enfants dans la pièce de
thé, qu'ils utilisaient comme salle de lecture pour les leçons de
calligraphie. Les autres enfants étaient plus âgés que lui, et, pour la
plupart, ils préféraient les autres sortes de leçons - où ils devaient
courir à travers les roseaux comme des gazelles, évoluer au dessus des
joncs comme des araignées d'eau, et envoyer des shuriken vers les
libellules en vol pour exercer leur tir. Maître Kagero se tenait là,
son pinceau imprégné d'encre noire dans sa main noueuse, et les
regardait fixement. Au dehors, une cigale paresseuse bourdonna
bruyamment dans la brume de l'été. Sh-sh-sh-shhhh... Le maître marqua une pause, puis sourit. "Leçon suivante !"
"Qu'est-ce que cela signifie, maître ?" Les mots jaillirent de sa
bouche avant qu'il ne puisse s'en empêcher. "Pourquoi l'épée
coupe-t-elle le coeur ? Qui doit endurer quoi ? Seraient-ce nos ennemis
qui doivent endurer la douleur de la mort par l'épée, ou bien est-ce
nous qui devons endurer l'âpreté de notre entraînement..." Il vacilla.
Maître Kagero jeta son pinceau dans un angle de la pièce où il resta
planté, enfoncé à mis chemin dans le mur d'argile, et il sortit de la
pièce. Les trois autres regardèrent le garçon, stupéfiés qu'il ait eu
l'audace de poser une question,
mais avant que l'un d'entre eux puisse parler, le maître revint,
brandissant un bâton. C'était la perche que les plus jeunes disciples
utilisaient pour dégager la route qui passait devant le temple du
fumier laissé par les animaux qui tiraient les charettes du village. Il
coinça l'extrémité crasseuse de la perche entre les côtes du disciple.
Celui-ci grogna, étouffant un cri de douleur. "Qu'est donc ceci ?" cria
maître Kagero.
"Une perche à fumier, maître ?" glapit l'élève.
"Très bien, maintenant, dis-moi ce que cette perche à fumier signifie ?"
Tout était silencieux. La cigale recommença à chanter depuis son perchoir de feuilles. SH-sh-sh-shhh... Le son se fit traînant et le maître jeta au dehors un regard insistant, comme s'il attendait que le petit insecte se taise. Puis il gromela, et jeta la perche par la fenêtre. "Renvoyé." Il marcha jusqu'à la porte ouverte, s'arrêta et se retourna pour regarder l'endroit où les élèves étaient assis, tremblants. Puis il parla, la voix emplie d'une profonde tristesse : "c'est à toi seul de trouver le sens."
Ce fut trois ans plus tard, lorsqu'il était un jeune homme, qu'il
comprit la première partie de ce à quoi maître Kagero avait fait
allusion en ce jour d'été. Il marchait le long d'un sentier moussu dans
les collines boisées au nord de la route d'Eiganjo, sous l'apparence
d'un vendeur de papier itinérant. Il portait un manteau vert et
transportait un lourd sac empli de papier de riz huilé, d'outils de
découpage, et de fibre pour fabriquer d'avantage de papier si jamais il
parvenait à vendre tout son stock. L'intérêt de ce déguisement était
double. D'une part, il permettait de rassembler des informations sur la
manière dont les marchands aidaient ou abandonnaient Konda dans la
guerre contre les kami. D'autre part, et c'était ce qui était le plus important, il devait s'entraîner à être
un marchand de papier. "Un fou peut marcher le long des routes avec la
tenue d'apparat d'un empereur, mais même le mendiant aveugle saura
qu'il s'agit d'un fou," disait maître Kagero. "Quand tu pourras te
tenir devant moi, avec ton ninja-to dans la main, avec ta tenue gi,
et malgré tout marcher comme si tu transportais des rouleaux de papier
dans ton dos, alors tu pourras revenir." C'est pourquoi il était un
vendeur de papier, et plus tard, il serait peut-être un forgeron, ou un
samouraï, ou une tisserande, selon la fantaisie de son maître.
Il continua le long du chemin, ses pieds s'en fonçant dans la boue et
les feuilles détrempées par l'eau d'un ruisseau proche, qui avait dû
déborder suite aux dernières pluies. Il pouvait entendre le chant
joyeux de l'eau courante qui s'élançait entre les arbres, et son esprit
se prit à vagabonder bien loin du lourd sac qu'il portait sur ses
épaules. Le sentier bifurqua entre deux grands rochers couverts de
mousse et menait à un petit pont de bois qui enjambait le courant. Le
jeune homme s'aventura avec méfiance sur les planches mouillées - et ce
fut à mis chemin qu'il la remarqua.
Une femme se baignait sous le pont, là où le ruisseau s'élargissait en
formant un bassin plus calme, juste avant de s'enfuir vers le torrent
rocailleux en contrebas. Elle ne l'avait pas vu. Craignant à moitié
qu'elle ne fut une sorte de kami des rivières l'attirant à la mort, il revint vers la rive et se dissimula dans l'ombre d'un des rochers.
Depuis son nouvel abri, il apercevait de profil, et son coeur bondit
entre ses côtes. Il n'avait encore jamais rien vu d'aussi beau. Ses
bras étaient pâles et minces. Elle avait de hauts sourcils peints,
caractéristiques de la noblesse, et des lèvres teintes avec de
l'indigo. Ses yeux étaient plus clairs que l'eau des glaciers des
montagnes de Sokenzan, ses joues avaient la couleur des fleurs de
prunier sous le soleil printanier. Si elle n'était pas un kami,
pensa-t-il, elle devait être la fille d'un marchand qui vivait dans une
grande propriété le long de la route, et elle était venue ici pour se
baigner au calme. Tandis qu'elle nageait, chacun de ses gestes lui
semblait composer une danse gracieuse, et il dû la contempler durant ce
qui lui parut être une éternité, avant qu'il ne revienne à lui à
contrecoeur. Soulevant son sac une fois de plus, il quitta discrètement
les abords du ruisseau. Ce fut dans les semaines qui suivirent,
lorsqu'il passait chaque instant de ses journées l'esprit consumé par
son souvenir, qu'il comprit le sens du caractère nin - celui
qui endure. C'était le coeur qui devait endurer la séparation d'avec
les autres humains. Il n'aurait jamais de femme ni de famille. Il ne
connaîtrait jamais d'autre communauté que celle du temple. Et plus que
tout, il ne pourrait jamais l'avoir elle - et c'était cette idée qui
coupait son coeur comme une épée.
Le fer de la lance d'un garde de nuit étincela à sa gauche tandis que Higure sautait par dessus la grille de la veranda du hall principal. La suite de la résidence était à présent en alerte - les sentinelles manquantes avaient été remarquées. S'aplatissant contre le mur, il plongea dans sa poche à la recherche d'une petite sphère. Il la tira de sa cachette, tournant l'amorce qui était à l'une des extrémités. Le silex et le salpètre grincèrent et la sphère émit immédiatement une épaisse fumée noire. Il la jeta dans la direction de l'endroit où les gardes avaient émergé dans la cour. Il y eut un flash silencieux et la fumée envahit l'air ambiant, comme un morceau de nuit véritable où nul clair de lune ne pouvait pénétrer. D'autres lames étincelèrent tandis que ses deshi semblaient glisser hors de l'air lui même et tomber sur la sentinelle aveuglée. Trois paires de mains saisirent le corps du garde avant que son armure ne cogne bruyamment contre la fine allée de gravier. Tout se déroula avant que la sentinelle n'ai eu le temps de pousser un seul cri. Higure se retourna et poussa l'écran de papier de la véranda, avant de disparaître dans le hall.
Le jeune homme avait grandi. Il avait déjà pris vingt deux autres vies. Certaines étaient humaines, comme lui, d'autres étaient celles de kitsune, d'autres encore de gracieux soratami. Tous tombaient sous sa lame, et à chacun de ses succès, il recevait un nouveau deshi qui le suivait et apprenait à ses côtés. Il avait désormais sa propre dépendance, un bâtiment satellite du Temple à l'origine, mais qui gagnait en influence à chaque nouvel élève qui le rejoignait. A cette époque, il enseignait à davantage d'élèves que maître Kagero n'en avait jamais eu. Pour des raisons pratiques, il s'arrangeait personnellement avec ses clients, et c'est pourquoi il reçut avec surprise une convocation, encrée de la main familière de son maître. Mettant ses affaires en ordre et annulant les leçons du jour, il se rendit immédiatement au temple.
Le jour blêmissait déjà lorsqu'il arriva aux jardins du temple. L'étang
où il avait jadis appris à marcher sur les roseaux était aussi immobile
qu'un miroir d'acier, reflétant la lumière rougeâtre du soleil
couchant. L'endroit semblait désert - un temple deux fois abandonné aux
dieux. Un peu plus loin, un coup de gong résonna doucement dans le
crépuscule, comme s'il était le seul son à se faire entendre en ces
lieux. L'homme avança, passant à travers le portail, puis entre les
arbres au parfum de cèdre et le bois de pawlonia, lent à pourrir, qui
était souvent utilisé pour bâtir les temples, ainsi que le bois sacré
de catalpa, qu'on employait autrefois pour attirer les faveurs des kami depuis les cieux, mais qu'on utilisait à présent pour détourner leurs cruautés vers d'autres cibles.
Il s'arrêta, analysant l'air qui l'entourait. Puis il entama ce qui
semblait être une sorte de danse étrange et solitaire, mêlant ses
mouvements aux bruits du crépuscule et au vent qui soufflait entre les
feuilles. Les battements de son coeur ralentirent pour faire écho aux
légers coups de gong. Il ne fit qu'un non seulement avec le son du
gong, mais aussi avec tout ce qui l'entourait dans le hall du temple.
Après quelques instants de cette étrange danse, il parvint à atteindre
la porte du hall, exécutant chacun de ses gestes en harmonie avec le
monde autour de lui. Il fila vers l'embrasure lorsqu'un coup de vent
passa dans le jardin, puis s'arrêta en même temps que lui... et un
reste de rayon de soleil passa à travers les arbres de la colline, à
l'ouest, apportant une brise crépusculaire.
Rapidement, il se jeta à travers l'embrasure de la porte. Le gong doré était suspendu au milieu du hall, se balançant doucement, le son du dernier coup de marteau résonnant encore dans les airs. Mais nulle trace de celui qui avait dû manier ce marteau. Le visage du ninja se tordit sous la déception, maudissant la traîtrise du vent et son propre échec.
"Il est facile d'être invisible, comme les kami", dit une voix familière. "Ils arpentent le voile qui sépare les mondes. Il suffit de poser un pied de l'autre côté, dans le kakuriyo, pour disparaître aux yeux des mortels. Un pied de notre côté, le utsushiyo, et tu es l'un des nôtres." Eclatant de rire, maître Kagero se laissa tomber des chevrons du plafond où il s'était perché, avec la grâce d'un esprit kumo. "Savais-tu, Higure, que certains kitsune se sont entraînés à sentir les kami ? Oui, même les dieux ont leurs points faibles. Laisse donc aux kami leurs voiles d'invisibilité. Il est bien plus ardu d'être invisible tout en étant dans notre monde."
C'était une leçon qu'il avait déjà entendue de nombreuses fois, mais son maître avait cette fois-ci dit une chose étrange. "Higure ?"
"Oui, Higure... le crépuscule... c'est ton nom, à présent, car tu es venu à moi le soir, au moment où la lumière du soleil disparaît et nous égare."
"Mais seul un maître ninja peut..." Soudainement, la réponse à sa question lui apparut, et sa phrase resta en suspens.
"Tu es un maître à présent." Maître Kagero se redressa, prenant une pose plus solennelle. "Je t'ai nommé Higure, mais je t'ai également nommé 'le Vent Immobile' car c'est ce que tu as été lorsque tes pas se sont portés vers moi, dans l'embrasure de la porte, même si la brise du crépuscule volait autour de toi. Remercie ta bonne étoile que je ne sois pas ton ennemi. N'oublie jamais que tu n'es qu'un mortel, Higure."
Les épaules du maître Kagero s'affaissèrent, et pendant un instant elles semblèrent porter le fardeau du temps qu'il avait jusque là réussi à esquiver, et qui le rattrappait à présent. "Nous avons un nouveau client," dit-il en traînant des pieds jusqu'à son bureau contre le mur, et prenant un rouleau de parchemin, dentellé de manière exquise. Par dessus l'épaule de son maître, Higure aperçut l'écriture argentée et gracieuse caractéristique de la calligraphie des habitants des nuages. Il se demanda lequel des soratami voulait la mort de quelqu'un, et pourquoi, mais il avait grandi depuis le jour où il avait si stupidement posé des questions à son maître, et il garda le silence. Maître Kagero enroula rapidement le parchemin et lui fit face. "Tu vas devoir retourner dans les collines."
Higure glissa silencieusement le long de l'escalier étroitement enroulé
sur lui même, jusqu'à atteindre le couloir qui s'étendait le long de la
chambre des lotus, où les nobles de la villa résidaient, lorsqu'ils
n'accueillaient pas un invité de marque dans le hall d'en dessous. Un
écran de papier se déplaça, et Higure se plaqua contre le mur, écoutant
attentivement la voix qui venait de l'intérieur.
"Non, Kio, je t'ai dit que tu étais en sécurité ici, et ici tu
demeurera." Il y eu une pause, puis la voix poursuivit, plus doucement.
"Je suis ton père et tu dois m'obéir." Higure se déplaça légèrement
pour apercevoir l'homme qui parlait dans la chambre des lotus. "Ne
t'inquiète pas", disait-il, tandis que ses mains tâtonnaient pour
attacher la courroie de cuir de son lourd casque d'acier, "ils sont
probablement en train de jouer ou de parier dans le verger, comme
toujours. Je vais voir ce qui se passe et je reviens tout de suite."
L'écran de papier se referma, et l'homme se dirigea vers le hall en
marchant lourdement, passant à moins d'une largeur de main de l'endroit
où se tenait Higure. Le marchand samouraï Nitta descendit les escaliers
avec un étrange boîtement, comme s'il se servait davantage de sa jambe
droite que de la gauche - sans doute une vieille blessure. Sortant de
sa cachette, Higure fit glisser l'écran de papier qui fermait la pièce.
Il entra en contrefaisant une démarche lourde, le boïtement de sa jambe
droite si semblable à celui du samouraï Nitta qu'il était impossible de
percevoir une différence. Dans un angle, un brasero de charbon baignait
la pièce d'une lumière brumeuse, mais suffisament sombre pour que la
ruse d'Higure fonctionne, et le fils du noble, habillé d'une robe
pourpre, leva les yeux vers l'endroit où il se trouvait. Non, pas son
fils - sa fille.
La peau d'une pâleur de neige. Les hauts sourcils peints, les lèvres
peintes en indigo, les yeux plus clairs que l'eau des glaciers et les
joues couleur de fleur de prunier - tout comme la jeune fille qui se
baignait dans la rivière tant d'années auparavant. C'était elle.
L'esprit de Higure se mit à bouillir. Il entendit des voix - un enfant,
un jeune homme, un adulte à l'intérieur de lui, qui voulaient être
écoutés. Puis, une autre voix, la voix de la sagesse qui lui avait
donné une leçon un beau jour d'été. "C'est à toi de trouver le sens."
Et soudain, il comprit le sens du kanji.
L'épée que maître Kagero avait dessinée sur ce parchemin si longtemps
auparavant était la sienne, et le coeur dessiné était le sien. Il avait
quelque chose à accomplir.
Lady Kio se leva, réalisant seulement que quelque chose n'allait pas à
l'instant où elle vit la lumière se refléter sur de l'acier nu. "Vous
n'êtes pas mon père," murmura-t-elle, d'un voix aussi froide que l'eau
dans laquelle elle s'était baignée jadis. "Mon père était un guerrier
qui luttait sur le champ de bataille - un véritable homme. Vous n'êtes
pas un homme."
"Non", répondit Higure. "Je suis un ninja."
Un cri se répercuta à travers les salles de bois lambrissé. A la
lumière ambrée d'un brasero renversé, une trainée pourpre se répandit
sur l'indigo et le sol de tatami de la chambre du lotus. Dans la nuit
plus épaisse que jamais, la lune pesait lourdement sur la toile du
ciel. Et le seul son qui était donné d'entendre était le chant des
criquets.
Puis, finallement, eux aussi se turent.