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7 janvier 2007

Higure, le vent immobile

Le chant des criquets


Alexander O. Smith



Froides, les feuilles vêtues de vent
Tombent mortes, et des plaines d'automne s'élève
Le chant des criquets.

- Poème Haiku écrit par Fourrure de Neige, poète kitsune.


Il fit glisser son regard le long du mur de pierre de grès, surmonté de tuiles rouges que la lumière de la lune faisait paraître d'un brun terne. Ca et là, du lierre rampant venant de la forêt s'était accroché au mur, et il avait grimpé au fil des années, à la recherche des petites irrégularités naturelles qui grêlaient la pierre et des fissures créées par la pluie et le vent, passant entre les tuiles et s'introduisant jusque dans le verger si bien entretenu.
Il prit appui sur le mur avec ses chaussures tabi de feutre noir, attachées entre ses orteils, et se laissa tomber vers les vignes en contrebas. Il sauta aussi silencieusement qu'un hibou quittant son arbre pour partir en chasse. A cet instant, un criquet commença à chanter, et ses élèves deshi s'élevèrent pour le suivre, d'une douzaine d'endroits au pied du mur, depuis le long des pierres jusque sous les rameaux des pruniers. Ils étaient ses disciples, il avait entraîné chacun d'entre eux depuis leur enfance et aujourd'hui, chacun d'entre eux vivait en continuité de sa propre volonté. Ils étaient des ombres dans la nuit, pas plus solides qu'un reflet dans un verre d'eau; leur évolution dans les airs imitait le mouvement des joncs, leur pas était plus silencieux encore que celui d'une souris dans les prairies.
La villa était clairement visible derrière les arbres noueux et dépouillés. C'était la résidence d'été d'un riche marchand samouraï qui avait profité de l'emplacement idéal de son commerce, en bordure de la route qui s'étendait entre les hauts murs du château d'Eiganjo  et les bibliothèques de Minamo. Depuis le début de la guerre, il avait été forcé d'abandonner son commerce et vivait ici, reclus, avec une petite suite de gardes et son seul héritier du nom de Kio. Higure avait lu tout ceci dans un parchemin qu'il avait détruit dans le feu de camp de la nuit précédente. Il avait brûlé les mots, changeant leur signification en cendres, et cette nuit, il allait tuer jusqu'au dernier humain qui vivait dans ces murs, et finir ce qu'il avait commencé. Dans trois jours, un officiel arriverait, escorté par des Chevauche-phalène d'Eiganjo, pour demander au noble de faire don de ses réserves de riz pour l'effort de guerre, et il ne trouverait qu'un inextricable puzzle morbide dans la villa. De ses mains tremblantes, il examinerait les corps, et malgré les traces évidentes de violence, il ne pourrait trouver aucun indice. Quels indices pourraient en effet laisser des ombres bleu-gris et le reflet de l'acier sous la lune ?
Higure vérifia le tissu noir d'encre qui cachait son arme, et avança vers le mur intérieur de la propriété. Un vent léger soufflait sur la route près du pont qui conduisait à la villa, agitant la flamme des torches et faisant trembler la faible lumière qui se répondait à travers les rameaux du verger désert.

* * *

Le vent avait toujours été capricieux dans la vallée où il était né, à l'ombre des plus hauts pics des monts Sokenzan. Même aux plus beaux jours de l'été, les nuages pouvaient se mouvoir haut au dessus des montagnes, soufflant une brise désagréable le long du glacier de Johyo, une brise qui faisait claquer les drapeaux du festival et frissoner les feuilles vert-doré des arbres gingko, en une anticipation de l'arrivée de l'automne. Il se souvenait... Entre les étals de gâteaux de riz et les murs noircis de suie du quartier marchand, il s'accroupissait et attendait que le vent cesse, une main serrée sur le châle jaune qui recouvrait le panier de pommes qu'il avait apporté pour sa mère. Dans le marché, le colporteur s'arrêtait de chanter et se renfrognait lorsque le sable des rues passait en tourbillonnant. Un peu plus loin, dans l'embrasure d'une porte, le vendeur de thé marquait une pause, avant de servir une nouvelle tasse avec un sourire. Le froid était bon pour les affaires, même si la guerre l'avait amené au bord de la faillite.
Deux mois plus tard, un soir d'automne venteux, le vendeur de thé serait tué par un arc de lumière verte venant du ciel sans nuages.


Le vent avait également soufflé la nuit où les kami envahirent le village et massacrèrent sa famille et tous ceux qu'il avait jamais connus. Il se souvenait particulièrement bien de cette nuit.
Depuis sa cachette, sous le plancher disjoint de sa maison, il pouvait entendre le vent déplacer les morceaux brisés du shoji, qui allaient depuis la véranda jusqu'à la pièce de réunion. C'était là que la chose qui mangeait la lumière avait renversé les minces écrans de papier et dévoré sa soeur, tandis que son père brandissait le tisonnier, celui qui avait ravivé le feu pour le dîner, une heure à peine auparavant. Il l'avait très bien vu - une masse de tentacules noirs, dotée d'un bras tordu, avec une fourrure semblable à celle d'un singe, et étrangement petite. La chose utilisa la longue épine d'ébène qu'elle portait pour jeter le tisonnier au sol, et piqua profondément son père à l'épaule. L'épine devait être incroyablement brûlante, car il entendit un puissant grésillement au moment où le coup portait, et le sang de son père s'évapora de la plaie en un nuage de fumée.
Il avait tenté de rattraper le tisonnier tombé à terre, et qui roussissait les tatamis - mais son père lui avait hurlé de courir, de se cacher, et c'est ce qu'il avait fait.

* * *

Le mur intérieur était bien entretenu, délivré du lierre d'été par un jardinier un peu trop zélé. Mais trop haut pour que Higure puisse atteindre son sommet. Il plaça son ninja-to contre la base du mur, la lame vers le bas, et s'appuya dessus comme sur une échelle, attrapant le sommet du mur d'une de ses mains gantées. Il coinça l'épée entre ses pieds et la saisit de l'autre main, puis se hissa sur le mur, avant de se laisser tomber sur le chemin qui était à son pied, de l'autre côté.
A dix foulées de Higure, une sentinelle portant un casque de bambou vert était effondrée, formant un angle anormal, contre le mur extérieur. Ses yeux étaient ouverts, regardant inutilement quelque chose d'imprécis dans l'obscurité. Du sang gouttait lentement de la hampe laquée de noir d'une flèche qui s'était plantée dans sa nuque jusqu'à l'emplacement exact des cordes vocales, lui déniant jusqu'au droit de crier à l'instant de son dernier souffle.
Les doigts de Higure se portèrent à la garde de son épée, recouverte d'un cuir poli par l'usage jusqu'à présenter une couleur bleu nuit. C'était étrange de ne pas avoir à s'en servir maintenant, pour se frayer un passage dans cet endroit infesté de gardes. Il savait que jusqu'ici, il n'était qu'un sinistre observateur du travail de mort de ses deshi. Et c'était mieux ainsi. Ils se chargeraient de ces distractions. Son travail à lui commencerait plus loin dans la propriété, dans le hall, au deuxième étage, et dans la chambre des lotus.

* * *

Lorsqu'il était un petit garçon, il était déjà doué pour se cacher. Il était toujours le dernier à être retrouvé lorsque les enfants jouaient au jeu des oni durant le festival des masques. Les jours où il n'avait aucune course à faire, il marchait jusqu'à la rivière glacée qui courait entre les montagnes, et il rampait derrière les pêcheurs pour voler leurs appâts, en les remplaçant par des feuilles détrempées, de manière à ce qu'ils croient que c'était les esprits kappa qui vivaient entre deux eaux qui les avaient dérobés. C'était un jeu dont il ne se lassait jamais, et même en ces instants tragiques qu'il avait passés sous le plancher de la maison, il aurait voulu ne pas être là, accroupi dans l'obscurité, pendant qu'au dessus de lui, les kami festoyaient sinistrement aux dépens de sa famille. Il aurait dû être à la rivière. Il n'aurait pas dû avoir à se cacher des kami, les esprits qui faisaient tomber la pluie et qui permettaient au riz de pousser dans les champs.
Il se souvenait que, quand il était tout jeune, les gens de son village descendaient le chemin qui serpentait entre les champs, jusque dans la forêt de cèdres, où un petit temple voûté se tenait contre le plus vieux et le plus sacré des arbres.
C'était là qu'ils déposaient un gâteau de riz pour les kitsune  qui entretenaient le temple, et une petite pièce de cuivre découpée d'un trou au milieu pour les kami. Il était important que la pièce fut ronde, pour que les kami acceptent l'offrande et donnent leur bénédiction sous forme d'une bonne récolte en retour. Ils venaient toujours en cercle, et repartaient vers les cieux. Il avait essayé de chercher dans les traîtres chemins de sa mémoire s'il y avait eu une seule fois où il avait oublié de donner la pièce, ou négligé d'apporter suffisamment de gâteaux de riz. D'une certaine manière, il savait que c'était de sa faute si les kami étaient venus. Il aurait dû sortir de sa cachette et venir à leur rencontre. Il aurait dû s'offrir en sacrifice aux kami pour qu'ils épargnent les autres. Mais il avait vite compris qu'il était déjà trop tard pour cela, et il resta recroquevillé sur lui même, attendant, misérable et seul.

Quand les premières lueurs de l'aube rampèrent sous les fondations de pierre, lui faisant savoir que cette nuit de terreur avait pris fin, il se glissa hors de sa cachette et ne s'arrêta de courir qu'en atteignant les terres extérieures de la ville. Et tandis qu'il courait, il vit des corps. Il n'avait jamais appris de nombre assez grand pour quantifier le nombre de cadavres qu'il voyait. Pire, il se rendit bientôt compte que les morts étaient les malheureux que les kami avaient épargnés dans un premier temps. Les vivants n'étaient pas moins à plaindre. Il les voyait recroquevillés, gémissants, leurs habits en lambeaux, leurs regards vides, et probablement l'esprit empli de cauchemars qui y plantaient leurs griffes. Il ne vit rien des kami, jusqu'à ce qu'il aperçoive quelque chose qui ressemblait à un chien, et qui dévorait les cadavres qui s'étaient accumulés dans un fossé non loin de la ville où l'eau ne coulait qu'à la saison des pluies. Au lieu de fourrure, la chose était couverte de crânes humains. Celui qui se nommerait bien plus tard Higure déglutit péniblement, et l'un des crânes tourna son regard vide dans sa direction. Sa mâchoire s'ouvrit, et il parla avec la voix de sa mère : "Viens, mon petit moineau" - elle l'avait toujours appelé ainsi - "J'ai gardé ton petit déjeuner. Viens manger." Ce fut l'instant où il sut qu'il fallait partir. Ce fut seulement bien des années plus tard, alors qu'il était étudiant au Temple du Parchemin Noir, qu'il passa à nouveau une nuit sans se réveiller couvert de sueur froide, son coeur battant à sortir de ses côtes, et le terrible goût de la mort dans la bouche.

* * *

Higure évoluait silencieusement sous les branches torturées des pins de la cour intérieure. Il s'arrêta un instant et observa les fils de cuivre solidement attachés, et les barres métalliques habilement placées qui liaient les branches des vieux arbres, les tourmentant jusqu'à les forcer à prendre des formes qui avaient, un jour, semblées tout à fait naturelles et même bien plus parfaites que tout ce que l'on pouvait voir dans la nature. Le ninja, se dit-il, n'est pas si différent de l'artiste qui s'occupe des bonsaï. Tous deux manient des lames tranchantes, et modèlent la vie selon leurs désirs. Les branches de l'arbre sont comme les disciples du jardinier. Il entraine certains d'entre eux, il les soigne, et il leur donne la forme la plus parfaite possible. Il taille les autres, coupant la vie lorsqu'elle ne correspond pas aux voeux du client. Mais travailler sur un arbre pendant tant d'années - Higure manquait de patience pour cela, et il avait déjà trop attendu. D'ailleurs, il s'était trop attardé en ce lieu. Le cri d'une grive nocturne s'éleva entre les dépendances de la villa, et le maître ninja glissa dans la nuit. Il franchit un étang ornemental en passant sur un pont de pierres. Ce pont montrait lui aussi toute l'exquise habileté du jardinier. Chacune des pierres avait une texture différente sous ses pieds, mais elles étaient taillées de manière à être étroitement reliées les unes aux autres comme les vers d'un poème : tous uniques de caractère, mais d'une forme qui suggérait le vers suivant et y conduisait tout naturellement.
Il courut plus rapidement sur le second pont, plongeant à travers une porte ouverte dont l'arche de bois était sculptée d'un motif complexe. Il connaissait ce motif, il le sentait sans pour autant le voir réellement. Il s'agissait d'un paysage : des rizières qui s'étalaient sous un soleil semblable à une chrysanthème, le symbole de la maison des marchands de Nitta - pendant longtemps alliés du clan de Konda, et à présent ses meilleurs appuis dans la guerre contre les kami. Il était désagréable de penser que la marque de la mort allait frapper l'un d'entre eux - mais la discipline mentale que s'imposait Higure tua cette pensée au sein de son esprit avant même qu'il ne commence à y réfléchir davantage. Des mots écrits longtemps auparavant sur un parchemin s'imposaient à lui. Cette fois-ci, il n'y avait ni motif, ni client, ni mission. Il y avait juste une chose qui devait être accomplie.

* * *


"Ceci," dit maître Kagero, caressant sa longue barbe grise alors qu'il s'éloignait pour montrer à ses étudiants un unique kanji noir dessiné sur le parchemin, "est le nin. C'est le shinobi, celui qui marche dans la nuit. C'est le ninja, celui qui endure." Il indiqua le sommet du kanji. "Voyez comme cette épée descend... jusqu'ici." Sa main traça le dessin stylisé d'une épée, qui semblait commencer vers la petite tache de sang qui formait le sommet du kanji, et descendait le long d'une étrange courbe, jusqu'à trois points qui semblaient symboliser un coeur.

Le jeune garçon était assis avec trois autres enfants dans la pièce de thé, qu'ils utilisaient comme salle de lecture pour les leçons de calligraphie. Les autres enfants étaient plus âgés que lui, et, pour la plupart, ils préféraient les autres sortes de leçons - où ils devaient courir à travers les roseaux comme des gazelles, évoluer au dessus des joncs comme des araignées d'eau, et envoyer des shuriken vers les libellules en vol pour exercer leur tir. Maître Kagero se tenait là, son pinceau imprégné d'encre noire dans sa main noueuse, et les regardait fixement. Au dehors, une cigale paresseuse bourdonna bruyamment dans la brume de l'été. Sh-sh-sh-shhhh... Le maître marqua une pause, puis sourit. "Leçon suivante !"
"Qu'est-ce que cela signifie, maître ?" Les mots jaillirent de sa bouche avant qu'il ne puisse s'en empêcher. "Pourquoi l'épée coupe-t-elle le coeur ? Qui doit endurer quoi ? Seraient-ce nos ennemis qui doivent endurer la douleur de la mort par l'épée, ou bien est-ce nous qui devons endurer l'âpreté de notre entraînement..." Il vacilla. Maître Kagero jeta son pinceau dans un angle de la pièce où il resta planté, enfoncé à mis chemin dans le mur d'argile, et il sortit de la pièce. Les trois autres regardèrent le garçon, stupéfiés qu'il ait eu l'audace de poser une question, mais avant que l'un d'entre eux puisse parler, le maître revint, brandissant un bâton. C'était la perche que les plus jeunes disciples utilisaient pour dégager la route qui passait devant le temple du fumier laissé par les animaux qui tiraient les charettes du village. Il coinça l'extrémité crasseuse de la perche entre les côtes du disciple. Celui-ci grogna, étouffant un cri de douleur. "Qu'est donc ceci ?" cria maître Kagero.

"Une perche à fumier, maître ?" glapit l'élève.

"Très bien, maintenant, dis-moi ce que cette perche à fumier signifie ?"

Tout était silencieux. La cigale recommença à chanter depuis son perchoir de feuilles. SH-sh-sh-shhh... Le son se fit traînant et le maître jeta au dehors un regard insistant, comme s'il attendait que le petit insecte se taise. Puis il gromela, et jeta la perche par la fenêtre. "Renvoyé." Il marcha jusqu'à la porte ouverte, s'arrêta et se retourna pour regarder l'endroit où les élèves étaient assis, tremblants. Puis il parla, la voix emplie d'une profonde tristesse : "c'est à toi seul de trouver le sens."

Ce fut trois ans plus tard, lorsqu'il était un jeune homme, qu'il comprit la première partie de ce à quoi maître Kagero avait fait allusion en ce jour d'été. Il marchait le long d'un sentier moussu dans les collines boisées au nord de la route d'Eiganjo, sous l'apparence d'un vendeur de papier itinérant. Il portait un manteau vert et transportait un lourd sac empli de papier de riz huilé, d'outils de découpage, et de fibre pour fabriquer d'avantage de papier si jamais il parvenait à vendre tout son stock. L'intérêt de ce déguisement était double. D'une part, il permettait de rassembler des informations sur la manière dont les marchands aidaient ou abandonnaient Konda dans la guerre contre les kami. D'autre part, et c'était ce qui était le plus important, il devait s'entraîner à être un marchand de papier. "Un fou peut marcher le long des routes avec la tenue d'apparat d'un empereur, mais même le mendiant aveugle saura qu'il s'agit d'un fou," disait maître Kagero. "Quand tu pourras te tenir devant moi, avec ton ninja-to dans la main, avec ta tenue gi, et malgré tout marcher comme si tu transportais des rouleaux de papier dans ton dos, alors tu pourras revenir." C'est pourquoi il était un vendeur de papier, et plus tard, il serait peut-être un forgeron, ou un samouraï, ou une tisserande, selon la fantaisie de son maître.
Il continua le long du chemin, ses pieds s'en fonçant dans la boue et les feuilles détrempées par l'eau d'un ruisseau proche, qui avait dû déborder suite aux dernières pluies. Il pouvait entendre le chant joyeux de l'eau courante qui s'élançait entre les arbres, et son esprit se prit à vagabonder bien loin du lourd sac qu'il portait sur ses épaules. Le sentier bifurqua entre deux grands rochers couverts de mousse et menait à un petit pont de bois qui enjambait le courant. Le jeune homme s'aventura avec méfiance sur les planches mouillées - et ce fut à mis chemin qu'il la remarqua.

Une femme se baignait sous le pont, là où le ruisseau s'élargissait en formant un bassin plus calme, juste avant de s'enfuir vers le torrent rocailleux en contrebas. Elle ne l'avait pas vu. Craignant à moitié qu'elle ne fut une sorte de kami des rivières  l'attirant à la mort, il revint vers la rive et se dissimula dans l'ombre d'un des rochers.
Depuis son nouvel abri, il apercevait de profil, et son coeur bondit entre ses côtes. Il n'avait encore jamais rien vu d'aussi beau. Ses bras étaient pâles et minces. Elle avait de hauts sourcils peints, caractéristiques de la noblesse, et des lèvres teintes avec de l'indigo. Ses yeux étaient plus clairs que l'eau des glaciers des montagnes de Sokenzan, ses joues avaient la couleur des fleurs de prunier sous le soleil printanier. Si elle n'était pas un kami, pensa-t-il, elle devait être la fille d'un marchand qui vivait dans une grande propriété le long de la route, et elle était venue ici pour se baigner au calme. Tandis qu'elle nageait, chacun de ses gestes lui semblait composer une danse gracieuse, et il dû la contempler durant ce qui lui parut être une éternité, avant qu'il ne revienne à lui à contrecoeur. Soulevant son sac une fois de plus, il quitta discrètement les abords du ruisseau. Ce fut dans les semaines qui suivirent, lorsqu'il passait chaque instant de ses journées l'esprit consumé par son souvenir, qu'il comprit le sens du caractère nin - celui qui endure. C'était le coeur qui devait endurer la séparation d'avec les autres humains. Il n'aurait jamais de femme ni de famille. Il ne connaîtrait jamais d'autre communauté que celle du temple. Et plus que tout, il ne pourrait jamais l'avoir elle - et c'était cette idée qui coupait son coeur comme une épée.


Le fer de la lance d'un garde de nuit étincela à sa gauche tandis que Higure sautait par dessus la grille de la veranda du hall principal. La suite de la résidence était à présent en alerte - les sentinelles manquantes avaient été remarquées. S'aplatissant contre le mur, il plongea dans sa poche à la recherche d'une petite sphère. Il la tira de sa cachette, tournant l'amorce qui était à l'une des extrémités. Le silex et le salpètre grincèrent et la sphère émit immédiatement une épaisse fumée noire. Il la jeta dans la direction de l'endroit où les gardes avaient émergé dans la cour. Il y eut un flash silencieux et la fumée envahit l'air ambiant, comme un morceau de nuit véritable où nul clair de lune ne pouvait pénétrer. D'autres lames étincelèrent tandis que ses deshi semblaient glisser hors de l'air lui même et tomber sur la sentinelle aveuglée. Trois paires de mains saisirent le corps du garde avant que son armure ne cogne bruyamment contre la fine allée de gravier. Tout se déroula avant que la sentinelle n'ai eu le temps de pousser un seul cri. Higure se retourna et poussa l'écran de papier de la véranda, avant de disparaître dans le hall.

* * *

Le jeune homme avait grandi. Il avait déjà pris vingt deux autres vies. Certaines étaient humaines, comme lui, d'autres étaient celles de kitsune, d'autres encore de gracieux soratami. Tous tombaient sous sa lame, et à chacun de ses succès, il recevait un nouveau deshi qui le suivait et apprenait à ses côtés. Il avait désormais sa propre dépendance, un bâtiment satellite du Temple à l'origine, mais qui gagnait en influence à chaque nouvel élève qui le rejoignait. A cette époque, il enseignait à davantage d'élèves que maître Kagero n'en avait jamais eu. Pour des raisons pratiques, il s'arrangeait personnellement avec ses clients, et c'est pourquoi il reçut avec surprise une convocation, encrée de la main familière de son maître. Mettant ses affaires en ordre et annulant les leçons du jour, il se rendit immédiatement au temple.

Le jour blêmissait déjà lorsqu'il arriva aux jardins du temple. L'étang où il avait jadis appris à marcher sur les roseaux était aussi immobile qu'un miroir d'acier, reflétant la lumière rougeâtre du soleil couchant. L'endroit semblait désert - un temple deux fois abandonné aux dieux. Un peu plus loin, un coup de gong résonna doucement dans le crépuscule, comme s'il était le seul son à se faire entendre en ces lieux. L'homme avança, passant à travers le portail, puis entre les arbres au parfum de cèdre et le bois de pawlonia, lent à pourrir, qui était souvent utilisé pour bâtir les temples, ainsi que le bois sacré de catalpa, qu'on employait autrefois pour attirer les faveurs des kami depuis les cieux, mais qu'on utilisait à présent pour détourner leurs cruautés vers d'autres cibles.
Il s'arrêta, analysant l'air qui l'entourait. Puis il entama ce qui semblait être une sorte de danse étrange et solitaire, mêlant ses mouvements aux bruits du crépuscule et au vent qui soufflait entre les feuilles. Les battements de son coeur ralentirent pour faire écho aux légers coups de gong. Il ne fit qu'un non seulement avec le son du gong, mais aussi avec tout ce qui l'entourait dans le hall du temple. Après quelques instants de cette étrange danse, il parvint à atteindre la porte du hall, exécutant chacun de ses gestes en harmonie avec le monde autour de lui. Il fila vers l'embrasure lorsqu'un coup de vent passa dans le jardin, puis s'arrêta en même temps que lui... et un reste de rayon de soleil passa à travers les arbres de la colline, à l'ouest, apportant une brise crépusculaire.

Rapidement, il se jeta à travers l'embrasure de la porte. Le gong doré était suspendu au milieu du hall, se balançant doucement, le son du dernier coup de marteau résonnant encore dans les airs. Mais nulle trace de celui qui avait dû manier ce marteau. Le visage du ninja se tordit sous la déception, maudissant la traîtrise du vent et son propre échec.

"Il est facile d'être invisible, comme les kami", dit une voix familière. "Ils arpentent le voile qui sépare les mondes. Il suffit de poser un pied de l'autre côté, dans le kakuriyo, pour disparaître aux yeux des mortels. Un pied de notre côté, le utsushiyo, et tu es l'un des nôtres." Eclatant de rire, maître Kagero se laissa tomber des chevrons du plafond où il s'était perché, avec la grâce d'un esprit kumo. "Savais-tu, Higure, que certains kitsune se sont entraînés à sentir les kami ? Oui, même les dieux ont leurs points faibles. Laisse donc aux kami leurs voiles d'invisibilité. Il est bien plus ardu d'être invisible tout en étant dans notre monde."

C'était une leçon qu'il avait déjà entendue de nombreuses fois, mais son maître avait cette fois-ci dit une chose étrange. "Higure ?"

"Oui, Higure... le crépuscule... c'est ton nom, à présent, car tu es venu à moi le soir, au moment où la lumière du soleil disparaît et nous égare."

"Mais seul un maître ninja peut..." Soudainement, la réponse à sa question lui apparut, et sa phrase resta en suspens.

"Tu es un maître à présent." Maître Kagero se redressa, prenant une pose plus solennelle. "Je t'ai nommé Higure, mais je t'ai également nommé 'le Vent Immobile' car c'est ce que tu as été lorsque tes pas se sont portés vers moi, dans l'embrasure de la porte, même si la brise du crépuscule volait autour de toi. Remercie ta bonne étoile que je ne sois pas ton ennemi. N'oublie jamais que tu n'es qu'un mortel, Higure."

Les épaules du maître Kagero s'affaissèrent, et pendant un instant elles semblèrent porter le fardeau du temps qu'il avait jusque là réussi à esquiver, et qui le rattrappait à présent. "Nous avons un nouveau client," dit-il en traînant des pieds jusqu'à son bureau contre le mur, et prenant un rouleau de parchemin, dentellé de manière exquise. Par dessus l'épaule de son maître, Higure aperçut l'écriture argentée et gracieuse caractéristique de la calligraphie des habitants des nuages. Il se demanda lequel des soratami voulait la mort de quelqu'un, et pourquoi, mais il avait grandi depuis le jour où il avait si stupidement posé des questions à son maître, et il garda le silence. Maître Kagero enroula rapidement le parchemin et lui fit face. "Tu vas devoir retourner dans les collines."

* * *

Higure glissa silencieusement le long de l'escalier étroitement enroulé sur lui même, jusqu'à atteindre le couloir qui s'étendait le long de la chambre des lotus, où les nobles de la villa résidaient, lorsqu'ils n'accueillaient pas un invité de marque dans le hall d'en dessous. Un écran de papier se déplaça, et Higure se plaqua contre le mur, écoutant attentivement la voix qui venait de l'intérieur.
"Non, Kio, je t'ai dit que tu étais en sécurité ici, et ici tu demeurera." Il y eu une pause, puis la voix poursuivit, plus doucement. "Je suis ton père et tu dois m'obéir." Higure se déplaça légèrement pour apercevoir l'homme qui parlait dans la chambre des lotus. "Ne t'inquiète pas", disait-il, tandis que ses mains tâtonnaient pour attacher la courroie de cuir de son lourd casque d'acier, "ils sont probablement en train de jouer ou de parier dans le verger, comme toujours. Je vais voir ce qui se passe et je reviens tout de suite."
L'écran de papier se referma, et l'homme se dirigea vers le hall en marchant lourdement, passant à moins d'une largeur de main de l'endroit où se tenait Higure. Le marchand samouraï Nitta descendit les escaliers avec un étrange boîtement, comme s'il se servait davantage de sa jambe droite que de la gauche - sans doute une vieille blessure. Sortant de sa cachette, Higure fit glisser l'écran de papier qui fermait la pièce.
Il entra en contrefaisant une démarche lourde, le boïtement de sa jambe droite si semblable à celui du samouraï Nitta qu'il était impossible de percevoir une différence. Dans un angle, un brasero de charbon baignait la pièce d'une lumière brumeuse, mais suffisament sombre pour que la ruse d'Higure fonctionne, et le fils du noble, habillé d'une robe pourpre, leva les yeux vers l'endroit où il se trouvait. Non, pas son fils - sa fille. La peau d'une pâleur de neige. Les hauts sourcils peints, les lèvres peintes en indigo, les yeux plus clairs que l'eau des glaciers et les joues couleur de fleur de prunier - tout comme la jeune fille qui se baignait dans la rivière tant d'années auparavant. C'était elle.

L'esprit de Higure se mit à bouillir. Il entendit des voix - un enfant, un jeune homme, un adulte à l'intérieur de lui, qui voulaient être écoutés. Puis, une autre voix, la voix de la sagesse qui lui avait donné une leçon un beau jour d'été. "C'est à toi de trouver le sens." Et soudain, il comprit le sens du kanji. L'épée que maître Kagero avait dessinée sur ce parchemin si longtemps auparavant était la sienne, et le coeur dessiné était le sien. Il avait quelque chose à accomplir.
Lady Kio se leva, réalisant seulement que quelque chose n'allait pas à l'instant où elle vit la lumière se refléter sur de l'acier nu. "Vous n'êtes pas mon père," murmura-t-elle, d'un voix aussi froide que l'eau dans laquelle elle s'était baignée jadis. "Mon père était un guerrier qui luttait sur le champ de bataille - un véritable homme. Vous n'êtes pas un homme."
"Non", répondit Higure. "Je suis un ninja."

Un cri se répercuta à travers les salles de bois lambrissé. A la lumière ambrée d'un brasero renversé, une trainée pourpre se répandit sur l'indigo et le sol de tatami de la chambre du lotus. Dans la nuit plus épaisse que jamais, la lune pesait lourdement sur la toile du ciel. Et le seul son qui était donné d'entendre était le chant des criquets.
Puis, finallement, eux aussi se turent.


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